Nucléaire sous-exploité, énergies renouvelables démesurées, prévisions irréalistes : malgré ces incohérences, le gouvernement veut imposer sa nouvelle programmation énergétique par décret.
Publié le 03/04/2025 à 12h00
Emmanuel Macron, ici sur le parc éolien offshore de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), en septembre 2022. L’Élysée et Matignon tentent d’imposer leur choix par décret, sans l’avis du Parlement.© Sébastien Salom-Gomis/Sipa
Les sénateurs qui assistaient, le 10 mars dernier, à un colloque sur les implications de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), que le gouvernement s’apprête à adopter par décret en avril, en sont restés sonnés. « Imaginez que nous sommes en janvier 2035 », entame ce matin-là le haut-commissaire à l’Énergie atomique, Vincent Berger, en exposant un graphique hérissé de creux et de pics représentant la production des sources d’énergie.
« Les plans du gouvernement ont été appliqués : le solaire a été multiplié par 4, l’éolien par 3,3, et la demande en électricité a augmenté, en France, de 22 % […]. Avec une météo identique à celle d’aujourd’hui, cela donnerait : pendant dix jours en janvier, le parc de centrales nucléaires serait entièrement éteint pour absorber le surplus des énergies renouvelables une partie de la journée », explique le physicien.
« Bien sûr, en 2035, nous aurons développé des flexibilités et, peut-être, des moyens de stockage par batteries, reprend-il. Mais le risque est bien de se payer deux parcs entiers, utilisés à moitié. Et, si la demande est moins forte que prévu, ce sera pire ! » Scénario noir, qui verrait les industriels plier bagage et la facture d’électricité des particuliers presque doubler. Irréaliste ?
« Une aberration démocratique »
La PPE, document stratégique qui fixe les priorités énergétiques de la France sur dix ans, déchaîne à nouveau les passions. Maintes fois reportée, la version 2025-2035, troisième mouture, aurait dû être adoptée par le Parlement en 2024, mais la dissolution a rendu l’exercice si complexe que le gouvernement a finalement décidé de l’imposer par décret.
Et la décision – c’est un euphémisme – ne passe pas. « On ne peut pas engager 300 milliards de dépenses publiques sur quinze ans sans passer par le Parlement, c’est une aberration démocratique ! » tempête le sénateur Vincent Delahaye (LR, Essonne), à l’origine, avec son collègue Stéphane Piednoir, d’une lettre adressée fin mars au Premier ministre, signée par 165 sénateurs.
« Nous demandons une étude d’impact complète et un vote au Parlement. On ne joue pas avec l’avenir énergétique de la France sur un coin de bureau. » À l’Assemblée, Marine Le Pen fait planer la menace d’une censure. D’autres peaufinent déjà, si le décret était adopté, un recours au Conseil d’État.
« Tout cela relève un peu du théâtre politique, mais pas seulement », admet, gêné, un proche de Matignon. « Ce texte a été préparé avant la crise énergétique et la guerre en Ukraine. Certains paramètres peuvent paraître obsolètes… »
Un verdissement accéléré
Obsolètes, seulement ? Le texte, déclinaison pratique de notre stratégie nationale bas carbone, s’inscrit dans le cadre européen du Fit for 55, visant la réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2030. Pour décarboner dans les délais, la part des énergies fossiles dans le mix énergétique total du pays, actuellement de 60 %, devra être tombée à 30 % en 2035.
À l’inverse, la consommation d’électricité devra passer de 458 térawattheures (TWh) à une fourchette de 666 à 708 TWh. Mais comme les réacteurs nucléaires promis par Emmanuel Macron à Belfort ne sont pas attendus avant 2038, toute la croissance repose sur les énergies renouvelables : dans les dix prochaines années, le solaire doit donc quadrupler (de 20 à 90 TWh), l’éolien terrestre doubler, et l’éolien offshore exploser, passant de 1,9 à 71 TWh, avec la mise en service d’une quarantaine de parcs au large des côtes françaises.

Sur le papier, le plan est idéal, et il permettrait à la fois un verdissement accéléré, le maintien des dernières industries du pays et des économies substantielles en réduisant notre dépendance au gaz et au pétrole importés. Pour justifier ces volumes, la PPE mise sur une électrification massive – voitures, pompes à chaleur, industries décarbonées…
Mais voilà : l’économie va mal, les signaux sont au rouge et l’électrification patine. La demande en électricité stagne à son niveau de 2005. En 2024, la France a exporté 100 TWh – un record –, faute de consommation interne.
« Ni la rénovation des bâtiments (85 000 dossiers financés en 2024 contre 200 000 attendus), ni le développement des véhicules électriques – moins de 300 000 immatriculations contre 430 000 attendues en 2024 –, ni la décarbonation de l’industrie n’ont été à la mesure des prévisions », s’alarme Vincent Berger.
Et cette surproduction coûte cher. Les énergies renouvelables (ENR), prioritaires, forcent le nucléaire à jouer les variables d’ajustement. En 2024, 30 TWh de production nucléaire ont ainsi été « effacés » afin de faire de la place aux électrons intermittents, qu’on ne sait pas stocker.
« On avance à l’aveugle en risquant notre fleuron énergétique »
La nouvelle PPE mise sur le développement des « flexibilités » (le décalage des consommations) pour éviter les tensions. Mais à quel prix ? « On teste les limites du système », s’inquiète un ingénieur d’EDF. Dans un rapport récent, l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection d’EDF s’alarmait de ces variations de charge – jusqu’à 40 % de la puissance en quelques heures – « qui ne sont pas sans risque pour la sûreté du système électrique (dont le black-out) ni sans contrainte sur le fonctionnement des installations ».
EDF vient de lancer une étude pour évaluer l’impact économique et l’effet sur les matériaux de ces brusques modulations imposées aux réacteurs, mais ses résultats ne sont pas attendus avant 2026. « On avance à l’aveugle en risquant notre fleuron énergétique », tonne l’ex-président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer, à la tête de l’association Patrimoine nucléaire et climat (PNC).
Quelques mois avant d’être brutalement remercié, le 22 mars, par les autorités, le patron d’EDF Luc Rémont s’était lui aussi ému de cette étrange stratégie, lors du Forum économique breton : « Si on continue de raccorder à tout va en pensant que ça ne coûtera rien… Mais ça coûtera une blinde ! »
Combien, exactement ? Le gouvernement ne le dit pas. Et les observateurs qui ont épluché la PPE se perdent en conjectures. « En adoptant le texte par décret, le gouvernement se dispense de toute étude d’impact », grince Stéphane Piednoir, à la tête d’un Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques qui n’a, regrette-t-il, jamais été consulté.
« Un mythe, une gabegie ! »
D’ici à 2040, 200 milliards d’euros seraient investis par RTE (Réseau de transport de l’électricité) et Enedis pour développer ou renforcer les réseaux électriques (dont 37 milliards, selon RTE, pour le seul raccordement des parcs éoliens offshore). Les subventions aux renouvelables représenteraient, elles, une centaine de milliards d’euros.
« Les subventions pour 45 GW d’éolien offshore pourraient atteindre 18 milliards d’euros par an d’ici à 2050, prédit le fondateur et ex-président de RTE, André Merlin. Mais les coûts complets (raccordement, adaptation des réseaux, pertes) sont absents des projections. »
« Et pour cause ! » tempête le sénateur Vincent Louault (LR, Indre-et-Loire), qui a passé ces dernières semaines à auditionner, pour le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), les acteurs de la transition énergétique, afin de vérifier que les dizaines de milliards de subventions consenties dans le cadre du plan France 2030 étaient stratégiquement employés.

Le rapport de ce « comité de surveillance » sera remis le 8 avril. Il promet quelques passages corrosifs. « La PPE prévoit jusqu’à 8 GW de capacités d’électrolyse en 2035 pour produire de l’hydrogène vert, alors qu’il n’existe rien aujourd’hui. C’est une légende urbaine, un mythe ! tranche-t-il. La technologie n’est pas mature. Les électrolyseurs sont bloqués à 10 MW, ils ne supportent pas l’intermittence, contrairement à ce qu’on nous avait vendu. On a pris des années de retard. Il faut cesser cette gabegie… »
Les failles de l’éolien offshore
Les mêmes incertitudes pèsent sur l’avenir de l’éolien offshore, alors qu’une filière française naissante compte sur la PPE – et sur les appels d’offres qu’elle pourra déclencher – pour vraiment s’implanter. Dans le port de Saint-Nazaire, les bateaux ont entamé leurs allers-retours au large des îles d’Yeu et de Noirmoutier, où les câbles électriques, protégés de demi-coques en fonte made in France, sont installés pour relier les 61 éoliennes du futur parc, au large de la Vendée.
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